TEXTE 11
Les yeux posés sur le paysage mouvant, ne pensant à rien de précis, mes pensées vagabondaient ça et là. J'étais avachie sur un siège tout aussi sale et poussiéreux que peuvent l'être ceux d'un bus, accoudée contre le rebord de la vitre embuée. Emmitouflée dans un large manteau sombre, des écouteurs aux oreilles, j'étais coupée du monde et rendu invisible aux yeux de tous. Je passai ma main sur le carreau, chassant de ce fait ce voile blanc, et observai le spectacle matinal qu'offrait le vacillement des lumières dans les ténèbres de la ville. Des décorations pendues en quinconce aux lampadaires, des guirlandes ornant des peupliers, les sapins recouverts de fausse neige, des stalactites émettant une lueur bleutée dans le parc d'une abbatiale. Tous ces éclairages n'égayaient point ma morosité. Ce superflue commercial, cette joie imposée de Noël éveillait en moi une certaine nostalgie. Elle me rappelait que je n'étais point à côté des personnes qui me manquaient et que celles-ci étaient sûrement plus heureuses sans moi. Cette joie artificielle se trahissait d'autant plus qu'elle contrastait avec la déprime habituelle des gens. Ces papiers cadeaux qui reflètent votre visage accablé d'anxiété, le besoin maladif de se goinfrer en période de fête pour combler un manque, mais bizarrement vous vous sentez plus rapidement rassasié. Je n'ai pas faim, j'ai faim de reconnaissance, d'affection. J'ai besoin de combler un vide qu'on ne peut emplir, le vide que tout être humain possède en son fort intérieur. Ce creux qui vous pousse à vivre aux dépends des autres. On cherche tous des substituts, des personnes qui nous fascinent et qui sont capables de combler ce vide. On s'y accroche, on est presque heureux avec elles et puis un beau jour, sans prévenir elles vous abandonnent, car vous, vous n'êtes pas la personne qui rassasie leur besoin. Ce jour tant redouté, tardait à arriver, mais était inévitable. Quand je commençais à découvrir la saveur du bonheur à saisir sa signification, lorsque j'en suis venue à me dire qu'il serait possible d'être heureuse grâce à elles, je commençais à peine à me reconstruire, à me relever d'une longue déchéance, et notre séparation, dont j'attendais avec horreur l'arrivée, fut un coup fatal qui brisa tous mes espoirs. Une déception et un chagrin immense m'envahirent. Je commençais à croire en l'existence de cette conception insaisissable qu'est le bonheur, lorsque je fus subitement contrainte à reprendre mes esprits et sortir de cette naïveté aveuglante que j'avais autrefois maudite.
A cause de cette naïveté, mes rêves se sont brutalement brisés lorsqu'ils débutaient seulement. Je m'échine à présent à les oublier, à me convaincre qu'ils n'étaient qu'illusions et que je vivais dans un monde créé de toutes pièces. Que je me maintenais en vie dans un délire qui allait tôt ou tard s'effacer pour m'exposer à la froide et tranchante réalité.
J'arrivais au lycée. Une journée de plus à flâner, écrire entre deux bâillements, dormir lorsqu'il faudrait que mes méninges soient en pleine activité. Mais les insomnies perpétuelles affaiblissent considérablement, plus fatiguant encore; les ruminations de pensées énigmatiques, se remémorer encore et encore les mêmes souvenirs mentalement dévastateurs, s'entêter à chercher la signification d'un rêve étrange... Lorsque je me force à réfléchir, ma concentration peine à venir, chaque bruit, infime soit-il, m'obsède, il m'est alors impossible de faire le vide et de me concentrer sur une seule chose. Lorsqu'un sujet , par chance, a mon attention, mes réflexions dévient et s'éloignent sur ceux me préoccupant. Ces souvenirs, toujours les même, viennent alors me hanter. Vous comprendrez qu'il m'est alors difficile de travailler, et pourquoi mes journées au lycée sont toutes infructueuses. Cela renforce la monotonie de ma routine, et ne m'aide pas à faire le vide dans mes pensées.
Tout le monde possède un rêve qu'il voudrait plus que tout réaliser. Le mien serait de pouvoir voyager pendant quelques années, ce qui m'éviterait de broyer du noir, de découvrir le monde, vivre ! ; et cela m'accorderait le temps d'écrire un livre. Devenir écrivain est mon rêve.
La nuit venue, lorsque je me sentie sur le point de basculer dans l'autre monde, un sursaut me retint, ma peur irrationnelle de m'endormir, m'empêcha encore une fois de trouver le sommeil, car cette sensation me faisait penser à la mort. Une peur de plus. Je tiens en horreur cette perte de contrôle. Je tâtais alors mon visage pour sentir les os de ma figure, les cavités à l'emplacement des yeux, les os saillants de mes pommettes, le creux d'une joue, je définissais ainsi les contours de mon squelette, me rappelant ma mortalité, me sortant de ce sentiment d'être immortel qu'ont la plupart des ados. Cette image horrible d'un cadavre me vint en tête, me voir ainsi telle que je suis, rien de plus que de la matière organique destinée à disparaître comme toute chose. Cette peur du vide, de l'inconnu que représente la mort, l'évanouissement de la conscience pour les réalistes tels que moi; cette question me préoccupe depuis fort longtemps.
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